Sur l’île de Lampedusa, « accueillir ceux qui ont de l’argent, et ceux qui n’ont rien »

| 2 955


Retrouvez tous les épisodes de la série « Plages d’Italie » ici.

Bleue la mer. Jaunes les parasols. Tannée comme le cuir, la peau de Gasparino Norelli. En slip de bain et tongs, le plagiste de Lampedusa nous tend un prospectus vantant les qualités de son établissement balnéaire, sur la plage de Guitgia. « Divertissement » et « relaxation » garantis, promet le guide, face à la « beauté » qui baigne ce caillou calcaire jeté au milieu de la Méditerranée, plus proche de la Tunisie que de la Sicile.

Relais jadis partagé par les navigateurs arabes et européens, ancienne colonie du royaume de Naples, Lampedusa a été sortie de l’oubli, en 1986, par un tir de missiles venu de la Libye de Kadhafi. Depuis les « printemps arabes » de 2011, cette île entre les mondes est surtout devenue le symbole de la migration irrégulière. Mais, en même temps qu’elle servait d’étape aux exilés prêts à braver la mort pour rejoindre ce morceau d’Europe planté sur la plaque continentale africaine, ses eaux turquoise ont attiré des touristes toujours plus nombreux, la curiosité piquée par ce lieu qui fait la « une » en cas d’arrivées massives ou de naufrage.

Des transats de Gasparino, les vacanciers ont d’ailleurs tout loisir d’observer les bateaux transportant des naufragés vers le môle. Ils n’en verront ni le débarquement ni le transfert en bus vers un centre de détention enfoui à l’intérieur des terres. Au sujet de cette réalité souvent meurtrière, le prospectus de Gasparino évoque « un accueil et une solidarité extraordinaires », dans une atmosphère d’« inclusion ». Combien de touristes ces arguments ont-ils séduits ? On en estime le nombre à 250 000 par an, pour un peu plus de 6 000 habitants, sur une surface d’à peine 20 kilomètres carrés. « Nous sommes le peuple le plus accueillant de l’histoire de l’humanité », renchérit Filippo Pucillo. Employé de Gasparino, cet enfant de Lampedusa a joué dans quatre films d’Emanuele Crialese, dont Terraferma (2011), l’histoire d’une Africaine échouée sur une île envahie par les touristes.

Lors du tournage, un « fixeur », Giuseppe Del Volgo, leur a prêté main-forte, comme il a assisté le documentariste Gianfranco Rosi lorsqu’il est venu filmer, pour Fuocoammare (2016), le quotidien des habitants dans le giron d’une mer tueuse. « Somme toute, l’aspect migratoire est bien contrôlé », dit, satisfait, Del Volgo, qui nous reçoit dans son gîte touristique.

Le « spectacle de la frontière »

La concentration sur un lieu minuscule de forces de l’ordre, d’humanitaires, de migrants et de journalistes produit ce que le sociologue Paolo Cuttita appelle le « spectacle de la frontière ». « Lampedusa permet de mettre en scène deux récits complémentaires, celui de la répression et celui de l’accueil », indique-t-il. Le pape François y a défendu les migrants, le dirigeant d’extrême droite Matteo Salvini y a combattu une supposée « invasion migratoire », la populiste Giorgia Meloni y a entraîné la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, Silvio Berlusconi, quand il était premier ministre, y avait même acquis une villa, en 2011. L’île à la topographie plate est donc une scène. Et dans le spectacle qui y est représenté, il y a des bons et des méchants.

Il vous reste 71.5% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.



Source link