« Robert Badinter refusait qu’on coupe les hommes en deux et n’acceptait pas davantage qu’on divise la société »

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Robert Badinter a dîné avec nous, qui étions alors les douze secrétaires de la Conférence du barreau de Paris, un concours d’éloquence auquel il avait échoué. Il en gardait une petite amertume que je ne comprenais pas, nous aurions tous troqué notre victoire contre les siennes. C’était en 2006, il a signé le livre d’or en apposant une citation de Voltaire : « J’aurais voulu être avocat, c’est le plus bel état au monde. » Robert Badinter était donc couronné par Voltaire, puisqu’il était l’Avocat, son incarnation, sa figure tutélaire. Son plus bel état.

Toutes les professions se l’arrachent aujourd’hui : Robert Badinter aurait incarné la figure du professeur, de l’écrivain, du ministre, du constitutionnaliste. Certainement, mais, pardon de l’affirmer, il était d’abord avocat, complètement avocat. Les défendre tous (Robert Laffont, 1973), ce n’était pas le titre d’un de ses livres, je l’emprunte à notre confrère Albert Naud, mais quelle autre formule résumerait mieux sa vie, son action, son œuvre ? Cet énoncé constitue le métier d’avocat. « Tous », c’est-à-dire sans exception, les hommes, les femmes, les minorités, les auteurs, les victimes.

Robert Badinter refusait qu’on coupe les hommes en deux et n’acceptait pas davantage qu’on divise la société, encore moins la fonction d’avocat, qui n’est pas de défendre une partie d’entre nous seulement. Il l’exprimait avec cette autorité et cette absence de compromission qui le caractérisait : « Si les avocats n’assurent pas la défense, ils ne servent à rien. »

Jean-Denis Bredin [1929-2021], avec lequel il était associé, définissait superbement le métier dans Le Nouvel Observateur en 1976 au moment où Robert Badinter recevait des tombereaux de haine pour défendre « un jeune homme » qui avait tué un enfant. Parler de « jeune homme » pour un tueur d’enfant, était-ce provocateur, audacieux ? Ou une vérité qui n’amoindrit pas l’horreur mais ne cède pas devant elle ?

« Interdire la haine »

« Etre présent aux côtés de tous, et même du pire d’entre nous, surtout du pire d’entre nous, qui n’a plus rien, ni foi, ni conscience, ni droit, ni ami, ni juge, quand la haine et la colère l’emportent à la mort, écrivait Me Bredin. Etre avocat, messieurs qui ne défendez jamais, sans doute, que des veuves et des orphelins, ce n’est pas justifier, ce n’est même pas excuser. C’est interdire à la haine d’être présente à l’audience. »

Lorsqu’il a raconté les faits à Robert Badinter, Patrick Henry [qui avait enlevé et tué un enfant de 7 ans, le 30 janvier 1976] a commencé son récit par « J’ai perdu la tête », ce qui aurait pu être le début et la fin de l’histoire. Pour le sauver, Robert Badinter s’est adressé aux juges mais, au-delà, à la société. C’est comme cela que l’on convainc, en touchant à la fois l’intime et l’universel en chacun.

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