

Magritte aurait sans doute aimé peindre ce portail en fer qui, trônant au milieu de l’eau, rappelle la porte entrouverte sur l’océan représentée dans sa Victoire. Pour Mahamat Mbomi, c’est une défaite. Ce paysage onirique représente l’anéantissement d’années de travail et l’engloutissement de ses économies. « Le sorgho, la pastèque, le melon… Tout est perdu », se morfond le propriétaire des lieux. L’enclos et le portail devaient tenir les animaux à l’écart de ses cultures. Il était loin de se douter que l’envahisseur serait liquide.
« Il n’y avait pas eu d’eau ici depuis la mort de Tombalbaye ! », s’exclame-t-il en référence au premier président tchadien, décédé en 1975. Pour lui comme pour des milliers d’agriculteurs, l’arrivée des flots n’a rien d’une bénédiction. Situé aux portes du Sahara, le lac Tchad n’est pas en train de s’assécher, comme on l’a longtemps cru. Au contraire, il se remplit et s’étend sous l’effet du changement climatique, aggravant la crise alimentaire et sécuritaire sur ses rivages martyrisés depuis plus d’une décennie par les djihadistes de Boko Haram.
Garmadji Sangar, chef de la division études à la Société de développement du lac (Sodelac, une institution publique), le constate chaque matin lorsqu’il relève le niveau d’eau sur la station d’observation hydrologique de Bol, connue des habitants comme une petite plage où se rafraîchir et laver son linge. L’échelle de crue est hors d’usage depuis qu’un hippopotame indélicat s’est assis dessus. Imperturbable, M. Sangar installe son niveau optique au milieu d’une myriade d’enfants qui s’adonnent à un concours de plongeons. Il fronce les sourcils, visiblement inquiet de ce qu’il découvre à travers l’œilleton.
Une hausse de 11 cm en un an
Dans les locaux de la Sodelac, les couloirs déserts, les armoires éventrées, l’absence d’électricité rappellent que l’institution a connu des jours meilleurs. M. Sangar effectue un rapide calcul et fouille dans ses archives. Le résultat est sans appel : le niveau du lac a augmenté de 11 cm par rapport à l’an dernier.
« C’est énorme ! », s’exclame Florence Sylvestre, paléoclimatologue, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), détachée à l’université de N’Djamena et spécialiste du lac Tchad : « On n’avait pas vu ça depuis les années 1960. » Le lac couvrait alors une superficie de 25 000 km2, avant d’entamer une décrue accentuée par les grandes sécheresses, jusqu’à perdre 90 % de sa superficie dans les années 1990. L’opinion internationale s’alarme alors de sa possible disparition.
« C’était une erreur, car le cycle hydrologique s’est ensuite accéléré », explique Mme Sylvestre. Le réchauffement des océans provoque une évaporation croissante qui se traduit localement par une plus forte pluviométrie, avec des conséquences dramatiques pour les agriculteurs. « Le système rural est bouleversé, confirme M. Sangar. Les éleveurs perdent leurs pâturages, et leurs troupeaux sortent des couloirs de transhumance et piétinent les champs. Le nombre de conflits autour du foncier a explosé ces dernières années. »
Le regard froid surmonté d’un keffieh rouge, Mahamat Alhadji Adam, armé d’une lance gravée d’arabesques, semble se préparer à la guerre. « C’est uniquement pour dissuader les animaux », rassure-t-il en couvant du regard la terre héritée de ses arrière-grands-parents – non sans surveiller du coin de l’œil les quelques bœufs présents.
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Les chercheurs anticipent une intensification des crues, car le lac agit comme un révélateur des évolutions climatiques. Il recueille les pluies d’un bassin-versant plus étendu que la France et la Belgique réunies. En l’absence d’exutoire et en raison de sa faible profondeur, la moindre variation de volume transforme ce paysage impossible à cartographier. Des langues de sable en mouvement perpétuel font et défont ses îles. Le lac pourrait étendre sa surface d’encore 30 % d’ici à 2040. Les agriculteurs sont repoussés dans les terres et contraints d’abattre les derniers arbres de la zone – paradoxalement, l’humidification du Sahel accentue sa désertification.
« Les terroristes règnent sur l’eau »
Au milieu d’un paysage sablonneux, le village de Kiskawa Dine s’ouvre comme un champ de ruines balayé par un vent puissant. Au sol, les débris carbonisés de huttes en paille forment des cercles noirs. « Ici, c’était chez moi, dit sobrement Mahamat Abakar Sidick, l’ancien chef de ce village fantôme. Nous vivions paisiblement, puis à mesure que l’eau montait, les attaques en pirogue de Boko Haram se sont multipliées dans la région. Alors, un matin de décembre 2024, nous avons décidé de fuir. Le soir même, les djihadistes ont pris possession de notre hameau, puis l’armée est venue tout brûler [pour les chasser]. Les soldats tchadiens contrôlent la terre mais les terroristes règnent sur l’eau. »

En cette fin de matinée, le soleil fait miroiter ses reflets dans le bras du lac enrobant le village de Bibi Barkalia, à une centaine de kilomètres au sud de Kiskawa Dine. Il se dégage une impression de sérénité qui contraste avec la situation sécuritaire. Depuis que les îles sont rendues inaccessibles à cause de l’insécurité, « les pêcheurs se cantonnent à proximité des villages et le prix du poisson a été multiplié par cinq » affirme Aristide Badoum, responsable de programme pour l’ONG Concern. Les pêcheurs sont victimes à la fois de l’insécurité provoquée par Boko Haram et du réchauffement climatique. Au loin, des figures s’agitent à bord d’une pirogue, lançant de grands filets à la force des bras. Au-dessus, une nuée d’oiseaux décrivent des cercles concentriques dans l’espoir de prélever leur part.
Adam Tielou, la cheffe du groupement des femmes mareyeuses du village, déverse une bonne douzaine de tilapias frémissants dans une bassine en aluminium, pendant que ses consœurs affûtent leurs couteaux pour l’écaillage. « Une partie pour vendre frais, une autre pour fumer ! », lance fièrement l’une d’elles. Ici, on mise sur la transformation pour pallier la raréfaction des ressources halieutiques. Un sac de poisson fumé, facile à conserver dans un pays où moins de 1 % de la population rurale a accès à l’électricité, peut rapporter jusqu’à 100 euros.
« C’est une affaire qui marche du tonnerre ! », s’enthousiasme M. Badoum, qui, après avoir structuré la coopérative, tente de lui faire adopter l’utilisation de nouveaux séchoirs électriques alimentés par des panneaux solaires. Le succès de l’opération se lit sur les visages et dans le taux de sucre du thé que l’on offre aux visiteurs.
Un forage fonctionnant à l’énergie solaire
A quelques kilomètres de là, le chef du village de Mane est absorbé dans la contemplation d’une pousse de gombo qui s’élève à quelques centimètres du sol. Un miracle sur cette terre sablonneuse, alors que la saison des pluies n’a pas encore commencé. « Trois ans que les inondations ravagent nos cultures sur les rivages. C’est la première fois que quelque chose pousse ici ! », se réjouit-il.
Les habitants ont été formés et équipés par l’ONG Concern, qui a réalisé un système d’irrigation fonctionnant à l’énergie solaire, afin que les semences soient plus résistantes. « Ce soleil qui nous brûle la peau sert enfin à quelque chose !, plaisante M. Badoum. Plus besoin d’attendre les pluies, devenues trop imprévisibles. »

Sur le chemin du retour, il arrête le véhicule afin de montrer « le miracle du lac ». Entre deux plateaux arides et blancs éclate une large veine remplie d’un vert émeraude. « C’est l’un des polders aménagés par l’Etat, explique-t-il en désignant l’idyllique bande de terre noire et grasse où fleurissent des hectares de maïs. En période de crue, il est inondé par un système de vannes, que l’on referme avant de semer. Voilà qui donne une idée du potentiel agricole de la région. Les solutions face au changement climatique existent déjà, il suffirait d’une bonne politique d’aménagement pour les développer et éradiquer la faim. »
L’humanitaire marque une pause et se prend à rêver d’un lac à la prospérité retrouvée, où l’agriculture redeviendrait, pour la jeunesse, une perspective plus évidente que celle de rejoindre un groupe armé.