mercredi, septembre 18FRANCE

comment la guerre vous transforme

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« Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes », d’Artem Chapeye, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, Bayard, « Récits », 116 p., 17 €, numérique 12 €.

Tout le monde en Ukraine semble avoir oublié l’origine de l’expression, mais Artem Chapeye n’en a pas d’autre, ce jour-là, pour qualifier ses sentiments. C’est bien la « honte espagnole », celle « que l’on éprouve alors que c’est un autre qui fait quelque chose de mal », qui l’assaille en voyant ce jeune homme demander qu’on l’emmène, qu’on l’aide à se cacher, parce qu’il vient d’apprendre que son père était mobilisé et qu’il sait que son tour va venir.

Nous sommes le 24 février 2022. Chapeye et sa famille, fuyant Kiev, que les chars russes menacent déjà, se sont retrouvés par hasard dans ce village. L’écrivain pense au jeune homme, et il pense à la honte, espagnole ou pas, quand, le lendemain, il se présente au commissariat militaire et s’engage. Il laisse là sa femme, ses deux enfants, son métier de journaliste, sa sécurité. Face à la honte, rien ne pourrait le retenir, sauf peut-être, juste avant de partir, cette « douleur » insupportable dans le regard de son fils aîné, 9 ans. « Mon chaton, lui répond-il intérieurement, si je m’enfuis maintenant, je ne pourrai pas te regarder droit dans les yeux. »

Deux ans plus tard, l’auteur de Loin d’ici, près de nulle part (Bleu et jaune, 2021) – le seul de ses dix livres qui ait été traduit en français jusque-là – est toujours soldat. Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes n’est pas le récit de cette expérience : il n’en dira guère plus, ne précisant pas ce qu’il fait ni où, sauf pour souligner qu’il lui est peu arrivé de combattre directement. Mais ce texte percutant, lucide, cristallise toute la ­connaissance de lui-même et des autres, et toute la tendresse, la haine et la pitié, qu’il a pu en retirer.

Les hymnes ont raison

Entre choses vues et examen de ­conscience, il montre comment la guerre vous transforme, et à quel point le résultat était imprévisible. Il parle de la honte et de la culpabilité, encore – il y en a toujours, puisqu’on survit, et tant d’autres non –, du poids qu’acquièrent soudain les mots – les hymnes ont raison : on peut donner sa vie pour la liberté –, comme de l’insignifiance « parasitique » d’un écrivain face aux « cris des torturés »« On transforme les souffrances en texte. Juste en texte. »

Surtout, il poursuit à travers tout cela une méditation serrée, d’une perplexité jamais éteinte, sur ce qui s’est joué le premier jour. Pourquoi, comment, décide-t-on de s’engager ? Un million d’Ukrainiens ont rejoint l’armée depuis le début de l’invasion. Chacun avait ses raisons de ne pas y aller. Certains devaient être, comme Chapeye, qui revendique des opinions d’extrême gauche, des pacifistes convaincus. Et puis, tout a changé et ils ont découvert qu’ils n’étaient pas ce qu’ils croyaient être, ou que personne n’en sait rien, avant que l’histoire ne vous embarque. C’est ce trajet dans l’inconnu que le livre restitue avec une force saisissante. Celui d’un homme parmi les siens, qui témoigne pour tous.



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