Au Sahel, le silence, l’exil ou la prison pour les voix critiques

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Le capitaine putschiste Ibrahim Traoré à Ouagadougou, au Burkina Faso, le 20 janvier 20203.

S’exiler pour continuer à s’exprimer ou rester dans son pays mais en se murant dans le silence. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, hommes politiques, acteurs de la société civile et militaires sortis de leur devoir de réserve sont contraints d’appliquer la même stratégie de survie depuis la prise de pouvoir de putschistes qui ont tous trois suspendu les activités des partis après leur coup d’Etat, perpétrés entre août 2020 et juillet 2023. Ceux qui ont osé critiquer de l’intérieur ces régimes en ont payé le prix fort : celui de leur liberté.

Mercredi 29 mai, Guy Hervé Kam, connu pour avoir été l’une des figures de l’insurrection populaire de 2014 au Burkina Faso, n’a profité de sa liberté que quelques minutes après son enlèvement par les services de renseignement fin janvier. Le même soir après avoir été relâché sur un terrain vague proche de sa résidence, l’avocat, qui était l’une des dernières voix à s’opposer publiquement à la junte, a de nouveau été kidnappé par un « groupe d’hommes armés » affirmant « relever d’une brigade de gendarmerie », a alerté le mouvement Servir et non se servir (SENS) qu’il dirige.

Le même traitement a été réservé le même jour au lieutenant-colonel Emmanuel Zoungrana, ancien chef de l’unité d’élite des « Mambas verts », incarcéré à plusieurs reprises depuis janvier 2022, suite à des accusations de « tentative de déstabilisation ».

« Atteinte au crédit de l’Etat »

Si leur sort demeure inconnu, d’autres voix contestatrices ont été volontairement exposées, voire humiliées, devant leurs compatriotes. L’ancien ministre des affaires étrangères, Ablassé Ouedraogo, 70 ans, avait ainsi été arrêté fin décembre 2023 à son domicile par la police puis envoyé trois mois au front. Le chef du parti Le Faso Autrement a été libéré en mars puis s’est exilé au Canada. Au Burkina Faso, depuis que le capitaine Ibrahim Traoré a pris le pouvoir, le régime s’est transformé en une machine répressive infernale qui n’entend pas rendre le pouvoir aux civils. Samedi, la junte a fait prolonger son pouvoir de cinq années à l’issue d’assises nationales organisées sur une journée et en l’absence de ses opposants.

Au Mali voisin, les voix dissidentes sont soumises peu ou prou aux mêmes conditions. Lundi, Boubacar Karamoko Traoré, un leader de la société civile, a été arrêté par les services de renseignement trois jours après avoir critiqué la gestion arbitraire du pouvoir par la junte du colonel Assimi Goïta. Il doit comparaître le 1er juillet pour « atteinte au crédit de l’Etat ».

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Avec près de cinq décennies d’engagement politique et de combat pour l’instauration de la démocratie dans son pays, Oumar Mariko, a dû, lui, se résoudre à mener désormais la lutte depuis son exil. C’est dans un café de la banlieue parisienne que le président du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI), relate sa fuite en mai 2022 pour échapper à « la traque orchestrée par les putschistes ».

Le 2 avril de cette même année, il avait dénoncé le massacre de 500 civils commis fin mars par l’armée malienne et les mercenaires russes du groupe de sécurité privé Wagner à Moura, au centre du pays. Immédiatement, « les soutiens du régime ont lancé sur les réseaux sociaux des appels à me faire arrêter, voire fusiller », dit-il. Deux jours plus tard, trois véhicules, avec à leur bord des hommes armés, en civil et en treillis, ont débarqué à son domicile. Par chance, « l’éternel opposant » n’était pas là. « A partir de ce moment-là, je ne suis plus retourné chez moi et suis entré en clandestinité », fuyant tout d’abord par la route vers la Côte d’Ivoire, devenue terre d’asile pour tous ceux qui se sont mis en rupture avec leurs autorités.

Gouvernement symbolique

Désormais, Oumar Mariko tente tant bien que mal de poursuivre son combat en organisant depuis la France, autre pays ennemi pour les putschistes sahéliens, des réunions en ligne avec ses militants. Mais l’opposant sait que la marge de manœuvre dont disposent les personnes engagées en politique pour s’opposer à une junte qui n’avait pas hésité à laisser mourir en détention l’ancien premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga est faible.

Devant cet horizon démocratique bouché, des personnalités politiques exilées ont annoncé, samedi, avoir formé un gouvernement « civil de transition », « le seul légitime » pour diriger le Mali. Le premier ministre de ce gouvernement symbolique, le magistrat contestataire Mohamed Cherif Koné, fait partie de ceux ayant appelé à manifester le 7 juin à Bamako contre la vie chère et les coupures d’électricité qui empoisonnent le quotidien des Maliens depuis des mois.

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Les militaires le leur permettront-ils ? A Bamako comme à Ouagadougou et à Niamey, seules les manifestations organisées par les soutiens des autorités sont désormais autorisées. Depuis l’entrée en scène des putschistes, les citoyens protestent peu, par crainte de représailles, mais aussi par désaffection vis-à-vis d’un personnel politique ayant incarné une démocratie qui n’a pas été synonyme d’amélioration des conditions économiques.

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Symbole de ce ras-le-bol, les coups d’Etat fomentés dans ces trois pays ont été largement applaudis, tant par les citoyens que par les opposants. Ainsi, au Niger, le Moden-Fa Lumana, dont les dirigeants furent incarcérés à moult reprises sous le pouvoir des présidents élus Mahamadou Issoufou et Mohamed Bazoum (entre 2011 et 2023), s’est dans un premier temps réjoui du coup d’Etat perpétré par le général Abdourahmane Tiani en juillet 2023. Depuis, le parti joue la carte de la discrétion, comme le fait à Ouagadougou le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) et l’Union pour le progrès et le changement (UPC), principales formations d’opposition au régime déchu de Roch Marc Christian Kaboré.

« Repliés sur les réseaux sociaux »

A Niamey, il n’y a plus que les proches de Mohamed Bazoum qui osent encore protester pour réclamer la libération du président déchu, toujours détenu avec son épouse au palais présidentiel. Et comme au Burkina Faso et au Mali, seuls ceux basés à l’étranger peuvent donner de la voix librement.

« La vie politique s’est repliée sur les réseaux sociaux car il est désormais interdit d’exprimer des opinions politiques contraires dans nos pays », regrette Chékaraou Barou Ange. Exilé dans un pays limitrophe, l’ex-conseiller spécial du président nigérien voyage dans les pays où la diaspora est forte pour « dire aux gens qu’il ne faut pas se coucher face aux putschistes, relever les failles de leur gouvernance, leurs mensonges et leurs échecs », relate-t-il au téléphone.

Toutefois, face à la répression orchestrée par ces trois soldatesques, unies depuis septembre 2023 au sein de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), « les opposants savent au fond que le changement ne viendra pas des politiques mais de l’armée », analyse un ancien ministre de la région, désormais en exil. Selon lui, le seul atout est la patience. « Il faut attendre que des militaires plus raisonnables viennent mettre un terme au pouvoir de ces juntes et que l’instauration d’une transition civile aboutisse au retour de la démocratie », dit-il. Un scénario que le Mali a connu au début des années 1990 mais qui paraît aujourd’hui très incertain.

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