Au Maroc, une nouvelle scène féministe s’empare du débat sur le code de la famille

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Manifestation le 28 septembre 2022 à Rabat pour le droit à l’IVG après la mort de la jeune Meriem, 14 ans, décédée des suites d’un avortement clandestin.

Ce jour-là, Ghizlane Mamouni est tombée des nues. Elle, avocate d’affaires trentenaire ayant fréquenté de prestigieux cabinets entre Paris et Casablanca, familière des montages juridiques et financiers les plus complexes, se retrouvait brutalement renvoyée à son statut de femme subalterne. En cet été 2018, elle découvrait que ses deux garçons – dont elle avait la garde suite à son divorce – risquaient de rater leur rentrée scolaire faute de la signature du père sur les formulaires d’inscription. Le seul paraphe de Ghizlane Mamouni ne suffisait pas.

« J’étais révoltée mais impuissante, se souvient-elle. J’avais un mur devant moi. » En vertu de l’article 231 de la Moudawana (code de la famille) marocaine, le père détient en effet la primauté de la tutelle juridique de l’enfant. Un divorce aux termes desquels la mère obtient la garde n’y change rien. Ecole, loisirs, voyages : le père, même lointain, est le seul apte à valider les documents, créant des imbroglios administratifs absurdes. « Et je suis une ultra-privilégiée, admet-elle. Je suis avocate, je sais me défendre. J’imagine ce que peuvent vivre des mères qui n’ont pas cette chance-là. »

C’est ainsi que Ghizlane Mamouni est entrée dans le féminisme militant. De sa révolte naît en 2021 Kif Mama Kif Baba, un mouvement défendant « l’égalité et la justice de genre ». Un projet plutôt inédit, conçu comme un « incubateur » ou une « pépinière » d’initiatives associatives. Rompu aux techniques de communication, notamment dans la sphère digitale, Kif Mama Kif Baba est l’une des manifestations les plus emblématiques du renouvellement de la scène féministe au Maroc à l’heure où la réforme de la Moudawana est relancée dans le royaume.

« Défaillances »

Lors de son discours du trône de juillet 2022, traditionnelle allocution annuelle, le roi Mohammed VI avait appelé à rouvrir le chantier de la Moudawana, une première réforme de 2004 censée promouvoir les droits des femmes ayant révélé, selon lui, des « défaillances ». Fin mars, une commission nommée par le gouvernement devrait rendre un rapport proposant un nouveau train d’amendements.

Les associations féministes alertaient déjà depuis des années sur le caractère inachevé de cette réforme de 2004. Ainsi de l’érosion des dispositions interdisant le mariage des mineurs ou restreignant la polygamie, les juges tendant à ériger en règle les exceptions prévues par la Moudawana. Ou des discriminations persistant au détriment des femmes sur la tutelle des enfants, voire sur la garde elle-même après un divorce, revenant au père en cas de remariage de la mère. Ou des règles de l’héritage en vertu desquelles la fille est défavorisée par rapport au fils, voire aux collatéraux mâles. Sans compter le pouvoir discrétionnaire laissé aux juges, invités par la Moudawana à s’inspirer du « rite malékite » – l’une des quatre écoles juridiques de l’islam – pour trancher les incertitudes de la loi.

La féministe marocaine Nezha Skkali lors d’une manifestation à Casablanca, le 28 juin 2015, après l’arrestation de deux jeunes femmes pour « port de vêtements indécents » sur le marché d’Inezgane, à Agadir.

Autant d’« incohérences », déplorent les féministes, au regard du principe d’« égalité » entre hommes et femmes inscrit dans la Constitution révisée en 2011. Alors que la société marocaine n’a cessé de changer ces deux dernières décennies (généralisation de la famille nucléaire, essor des divorces, etc.), il était plus qu’urgent à leurs yeux d’ajuster la loi aux nouvelles réalités. « Nous voulons une refonte du code de la famille et pas seulement des réformettes », déclare Amina Lotfi, présidente de l’Association démocratique des femmes marocaines (ADFM), une organisation historique du combat féministe. « Il était temps d’harmoniser la Moudawana à l’évolution de la société », abonde Amina Zioual, présidente de La Voix de la femme amazighe.

Ce grand retour du débat sur le code de la famille s’opère sur une scène militante en pleine reconfiguration. Les organisations pionnières, nées dans les années 1980 ou 1990 – telles l’ADFM, l’Union de l’action féminine (UAF), l’Association marocaine des droits des femmes (AMDF) ou la Fédération des ligues des droits des femmes (FLDF) – sont issues de partis politiques de gauche ou d’extrême gauche, une matrice dont elles se sont autonomisées après avoir fait le constat que le combat « révolutionnaire » de l’époque négligeait la question des femmes.

« Reconquérir l’espace public »

Adeptes du plaidoyer institutionnel et du dialogue avec les autorités, mais surtout marquées par le violent confit avec les islamistes, ces féministes ont accompagné la première réforme de la Moudawana de 2004. « On a été traitées de mécréantes et de traîtres, rappelle Amina Lotfi de l’ADFM. On a dû s’ajuster, être plus stratégiques. La priorité était d’ancrer des avancées dans la loi et non de faire des sit-in. » D’autant que la rue au début des années 2000 était plutôt tenue par les militants de l’islam politique.

Un tel passé est peu connu de la nouvelle génération d’activistes apparue depuis une décennie. Aïcha Sakhri, journaliste au mensuel Femmes du Maroc, a tenu à combler le fossé en organisant en décembre 2023, à Rabat, les premières Assises du féminisme. L’événement a abrité une rencontre intergénérationnelle inédite. « Les jeunes semblent parfois considérer que rien n’a été fait et qu’elles vont tout inventer, souligne Mme Sakhri. Il était vraiment important de rendre hommage aux mouvements féministes historiques pour que les jeunes puissent s’en emparer. »

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Cette nouvelle génération est assurément plus impatiente, fille des réseaux sociaux. « Aujourd’hui, on ne crée plus d’associations, on crée des pages Instagram », ironise Chama Tahiri, journaliste féministe qui a ouvert un restaurant vegan à Casablanca. Elle anime un café culturel où elle a reçu notamment Christiane Taubira, Alice Coffin et Rokhaya Diallo. Ghizlane Mamouni, la figure de Kif Mama Kif Baba, a tout de suite compris les limites de l’activisme numérique du « like ». « Notre défi aujourd’hui, proclame-t-elle, c’est de dire : “D’Instagram à la rue !” Nous voulons reconquérir l’espace public. »

Kif Mama Kif Baba et ses camarades de lutte s’affichent sans complexe, pancartes déployées, sur la place des Nations unies à Casablanca ou devant le Parlement ou la cour d’appel à Rabat au gré de l’actualité. « La nouvelle vague féministe ne s’embarrasse pas du fait que les islamistes mobilisent plus que nous », souligne-t-elle.

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Faire bouger les lignes, explorer de nouvelles voies : la nouvelle génération se désinhibe de bien des prudences. Trois inflexions semblent la distinguer de la précédente. La première est de s’être emparé, au-delà de la Moudawana, de la question des « libertés individuelles » et du rapport au corps. Avec en ligne de mire le dépoussiérage d’un code pénal criminalisant les « relations sexuelles hors mariage », l’homosexualité et l’avortement, qui reste interdit sauf en cas de danger pour la santé de la mère.

Parier sur une nouvelle masculinité

La seconde est de parier sur l’émergence d’une nouvelle masculinité chez les jeunes hommes, certains d’entre eux pouvant rejoindre les féministes dans la critique du patriarcat. Kif Mama Kif Baba partage par exemple son local associatif à Mohammedia (près de Casablanca) avec l’association Médias et Cultures fondée par Abdelmadjid Moudni. « Les attentes culturelles d’une masculinité stéréotypée infligent une pression réelle sur les hommes », souligne M. Moudni, qui s’inscrit dans le mouvement, certes balbutiant, de la « masculinité positive » luttant contre les « masculinités toxiques ».

Enfin, cette nouvelle génération, qui affiche son « pragmatisme » et son refus des « blocs idéologiques » (islamistes contre laïcs) ayant clivé les débats passés, ne récuse plus le dialogue avec les tenants de l’islam politique – eux-mêmes moins radicaux que jadis – afin de battre en brèche certains de leurs argumentaires théologiques. « On ne va pas y arriver en refusant la discussion avec eux », met en garde Ghizlaine Mamouni qui, textes à l’appui, s’efforce de convaincre ses interlocuteurs conservateurs que le Coran n’énonce pas forcément tous les interdits qu’on lui prête. « Il faut que les féministes coupent l’herbe sous le pied des islamistes en montrant que l’islam a été historiquement progressiste », abonde Yasmine Chami, romancière et anthropologue.

Manifestation monstre de soutien au gouvernement pour la défense des droits des femmes à Rabat, le 12 mars 2000, où des féministes marocaines ont « tenu le pavé » face à la pression des islamistes.

Si la marge de manœuvre du féminisme au Maroc restera inévitablement bornée par les limites que lui a assignées dès 2003 le roi Mohammed VI en sa qualité de « commandeur des croyants » – « Je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé » –, des nouveaux thèmes creusent inexorablement leur sillon au cœur de la société. Le féminisme au Maroc ne peut plus être réduit à l’importation d’idées occidentales. « D’exogène, le débat est devenu endogène », résume Yasmine Chami.

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