

Les avocats de la victime se sont dits « satisfaits » du verdict et la société marocaine s’est sentie entendue. Vendredi 14 avril, la cour d’appel de Rabat a fortement alourdi les peines des trois hommes accusés d’avoir violé à répétition la jeune Sanaa, 11 ans, dans un village près de Tiflet, et aujourd’hui mère d’un enfant né de ces violences. L’un des accusés a été condamné à vingt ans de prison ferme, les deux autres à dix ans. En première instance, le 20 mars, ils avaient écopé de deux ans de prison.
Au Maroc, ce verdict avait soulevé un tollé, entraînant dans son sillage une intense vague d’indignation. Citoyens, militants, intellectuels s’étaient tour à tour mobilisés contre une sentence jugée outrageusement clémente, contre le laxisme dont tendent à bénéficier les agresseurs dans les affaires de violences sexuelles contre les mineurs et les femmes. Et pour exiger un changement des lois de ce pays.
Car l’histoire tragique de Sanaa, loin d’être isolée, fait écho à bien d’autres affaires. Certaines ont secoué la société marocaine, comme celle de Khadija Souidi, une adolescente de 17 ans qui s’était suicidée en 2016 après la remise en liberté de ses violeurs. Ou encore celle d’Amina Filali, 15 ans, qui avait mis fin à ses jours en 2012 après avoir été forcée d’épouser son violeur. Mais beaucoup de cas similaires passent sous les radars.
Or, « si on regarde les décisions rendues par les tribunaux, on se rend compte qu’il y a chaque jour des dizaines de Sanaa à qui justice n’est pas rendue et autant d’agresseurs qui échappent à la loi », souligne l’avocate Laila Slassi, cofondatrice de « Masaktach » (« je ne me tais pas »), un collectif qui dénonce les violences contre les femmes et la « légitimation de la culture du viol » au Maroc.
En 2020, le collectif avait réalisé une étude sur le traitement judiciaire des affaires de violences sexuelles. Il en ressortait, sur la base de 1 169 procès, que 80 % des prévenus condamnés pour viol avaient écopé de peines inférieures à celles prévues par la loi, soit la réclusion de cinq à dix ans, de dix à vingt ans lorsque la victime est mineure (jusqu’à trente ans en cas de « défloration »). « La durée moyenne des peines pour viol, y compris dans les affaires de pédocriminalité, ne dépasse pas trois ans et un mois, poursuit Laila Slassi. La légèreté des peines est systématique. »
Recours aux circonstances atténuantes
L’affaire de Sanaa cristallise « toutes les aberrations du système judiciaire en matière de violence sexuelle », analyse Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l’homme (CNDH). A commencer par les chefs d’accusation retenus : le « détournement de mineur » et « l’attentat à la pudeur », plutôt que le « viol ».
En outre, les juges, en première instance, ont accordé des circonstances atténuantes aux accusés, en les justifiant par leurs « conditions sociales », l’« absence d’antécédents judiciaires » et le fait que « la peine prévue légalement est sévère au regard des faits incriminés ». Une « erreur judiciaire », dénonce Mme Bouayach, alors que « les faits décrivent des viols collectifs organisés et répétés avec usage de la violence sur une enfant de 11 ans. Il s’agit d’un viol aggravé ».
Ce recours aux circonstances atténuantes, laissé à l’entière appréciation des juges, « est utilisé de façon assez systématique dans les affaires de violences sexuelles pour promouvoir l’impunité des violeurs », rapporte Stephanie Willman Bordat, avocate et cofondatrice de Mobilising for Rights Associates (MRA), une ONG basée à Rabat. « Cela donne toute latitude aux juges pour laisser libre cours à leurs stéréotypes sexistes et trouver des excuses aux coupables », précise-t-elle.
« Il faudrait des garde-fous. Il ne devrait pas être possible d’accorder des circonstances atténuantes dans les affaires de violences sexuelles sur les personnes mineures comme majeures. Ce serait une manière de graver dans le marbre que les crimes sexuels sont les plus graves », défend Youssef Chehbi, avocat à Casablanca, qui plaide également pour des chambres criminelles spécialisées, « avec des magistrats qui savent ce qu’est une agression sexuelle, sensibilisés à la gravité des séquelles que cela engendre ».
Le code pénal présente des « lacunes »
A ces difficultés à obtenir justice s’ajoute le risque de basculer du statut de victime à celui de coupable. Car dans les affaires de viols, l’article 490 du code pénal marocain qui criminalise les relations sexuelles hors mariage est une épée de Damoclès qui pèse sur les victimes. « Bien souvent, cet article sert aux hommes d’outil de chantage pour continuer à perpétrer leur crime en toute impunité, explique Stéphanie Willman Bordat. Et si la victime décide malgré tout de porter plainte pour viol, mais qu’elle n’arrive pas à le prouver – car il faut pour cela attester de blessures physiques –, elle prend tous les risques d’être poursuivie en retour pour relations sexuelles illégales. »
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Une des raisons qui peut expliquer pourquoi le nombre de victimes qui portent plainte est si faible au Maroc : seulement 3 %, selon un rapport du Haut-Commissariat au plan de 2019.
Le code pénal présente en outre des « lacunes » quant au cadre défini pour mener les enquêtes, selon Mme Willman Bordat : « Bien souvent, les enquêteurs cherchent avant tout à savoir si les personnes se connaissaient avant. Si c’est le cas, ils vont considérer que c’est une preuve de consentement, sans pousser plus loin les investigations, sans regarder l’acte de violence en soi, le comportement de l’agresseur ou les circonstances. »
En 2018, le royaume adoptait une loi contre les violences faites aux femmes. Si le texte a été salué comme une avancée – il incrimine notamment le harcèlement sexuel et prévoit des mécanismes de prise en charge des victimes –, il a toutefois été jugé largement incomplet par les organisations féministes.
Il est urgent de légiférer
« Le viol conjugal n’est toujours pas criminalisé ; il est considéré comme un devoir conjugal des épouses. Le mariage des mineures, qui promeut l’exploitation sexuelle, est toujours possible en obtenant l’autorisation d’un juge. La culture du viol, qui est universelle, continue à imprégner tout le système judiciaire au Maroc », déplore la militante Ibtissame Betty Lachgar, coordinatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI).
Enfin, cette loi n’a pas fait évoluer la définition du viol, inscrit dans le code pénal marocain au chapitre des « crimes et délits contre l’ordre des familles et la moralité publique ». « C’est comme si ce qui est réellement dénoncé n’est pas tant le fait qu’il y ait eu une violence et une atteinte à l’autre, mais qu’il y ait eu une relation sexuelle en dehors du cadre traditionnel, à savoir le mariage. Ce qui peut expliquer en partie les peines très allégées que nous voyons », souligne Amina Bouayach.
Alors qu’une réforme du code pénal – depuis longtemps annoncée mais successivement bloquée, retirée, reportée – est « en phase de finalisation », selon le ministère de la justice, la présidente du CNDH appelle à requalifier, selon les normes internationales, le viol en « violence sexuelle », « c’est-à-dire un crime grave portant atteinte à l’intégrité physique de la victime ».
A ses yeux, il est urgent de légiférer. Parce que les tabous autour des violences sexuelles – souvent étouffées par peur du scandale, de la hchouma (« la honte ») – tendent, selon elle, à s’effacer. Et parce que l’indignation suscitée au Maroc par l’histoire de Sanaa est révélatrice d’« un rejet de la normalisation des violences sexuelles et de stéréotypes archaïques aujourd’hui dépassés ».