mercredi, septembre 18FRANCE

« A Kharkiv, tout le monde a un cousin en Russie »

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Les esprits ne bégaient pas une seconde, les index se tendent sans hésiter. « De ce côté », « Derrière les arbres, là », « Vers là-bas »… Pour montrer où se trouve la Russie, personne, dans cette cour d’immeubles, n’a de problème d’orientation. Il était 15 h 10, vendredi 30 août, quand une « bombe guidée » a explosé sur l’immeuble 2D du quartier Industrialnyi, à Kharkiv, la deuxième ville d’Ukraine. A la question de savoir d’où venait cet engin, bien plus précis qu’un missile air-sol, tous, dans la cour du 2D, indiquent la même direction : l’est. La frontière est à 35 kilomètres à vol d’oiseau, à vol d’obus.

Au moment où la frappe trouait le soleil de l’après-midi et décapitait un immeuble entier à quelques blocs de chez eux, Tetyana se trouvait dans la « cour », comme on appelle ici les squares entourés de bâtiments d’habitation, et son mari, Mykola, pas loin. « Notre propre immeuble a bougé, raconte ce gardien de lycée de 50 ans, la paume sur une de ses oreilles, bourdonnante depuis la déflagration. J’ai pensé à ma mère, qui vit chez nous, tout là-haut, et j’ai monté quatre à quatre les escaliers pour vérifier qu’elle allait bien. » Ce jour-là, seul le 2D, à 150 mètres de leur immeuble, est en flammes. Tetyana, employée au dépôt de livres de Vivat, l’une des grandes maisons d’édition de Kharkiv, s’est empressée de rassurer la famille avant que les réseaux sociaux annoncent la nouvelle. Elle a prévenu tout le monde, sauf sa cousine Angelina, à Moscou.

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Angelina a grandi dans le même quartier qu’elle ; elle a aussi fréquenté la même école, la « 119 », avant de partir s’installer chez le voisin russe avec son mari. Mais, au printemps 2022, quand l’armée de Poutine a tenté de « prendre » Kharviv, que les missiles pleuvaient sur cette agglomération de 1,5 million d’habitants et que Tetyana a envoyé les photos des chars et des destructions à Angelina, celle-ci a rigolé : évidemment des images « bidonnées ». « Elle m’écrivait : “On va vous protéger”, poursuit Tetyana. Depuis, pour moi, c’est fini. J’ai arrêté WhatsApp et Viber avec elle. La télé russe et les chaînes Telegram lui ont bouffé le cerveau en un rien de temps. » Le couple note avec ironie que l’appartement conservé par cette même cousine dans les quartiers nord, les plus exposés, n’a jamais été touché en deux ans et demi de conflit.

Dans le quartier Industrialnyi, à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, le 31 août 2024.

« Tout le monde ici a un cousin en Russie », dit Mykola, le mari. Kharkiv est la plus grande cité russophone hors des frontières de la Russie, et la cour de l’immeuble 2D, semblable à tant d’autres dans l’espace postsoviétique, en témoigne. Cette cour, c’est aussi une petite Ukraine de l’Est en miniature, un précipité de ces régions où les histoires de famille, d’un côté et de l’autre des lignes de front, créent des situations plus marquées encore qu’ailleurs en Ukraine – brouilles, déchirements, solidarités particulières. Certains continuent à se parler, mais pour ne rien se dire, ou alors des banalités lourdes de sous-entendus : « Dis bonjour autour de toi », « Embrasse la famille », « Comment va la santé ? », « Prenez soin de vous tous »… D’autres ont rompu le fil.

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